L.S.R 
un projet paraphilosophique
pas de son temps
mais: en son temps
 

Extraits de Bernd A. Laska : « ‹ Katechon › und ‹ Anarch ›. Carl Schmitts und Ernst Jüngers Reaktionen auf Max Stirner ». Stirner-Studien Nr. 3, S. 41-47
(Les notes suivies d'un + renvoient à quelques précisions supplémentaires.)



Le « Propriétaire » de Max Stirner

par Bernd A. Laska


(...). Faire la description de la figure stirnérienne du « Propriétaire » soulève cependant quelques problèmes particuliers car l'ouvrage L'Unique et sa Propriété de Stirner, qui ressemble plutôt à un écrit de circonstance, n'est pas exempt d'imprécisions terminologiques. (73+) Il faut ajouter à cela que Stirner se garda tout à fait délibérément de donner au Propriétaire des contours bien précis. C'est pourquoi l'on a affaire ici, à vrai dire, à une forme sans forme. (74+) Il nous faut donc commencer par montrer qu'il est pertinent, malgré tout, de parler de la « forme du Propriétaire ».

Stirner développa la forme, la figure ou la vision du Propriétaire dans une confrontation aussi bien avec Hegel qu'avec ses critiques rationalistes de « gauche », Ludwig Feuerbach et Bruno Bauer. Il convient dès lors de les caractériser brièvement sous l'aspect qui est ici en question.

Ce que Hegel reprochait à la pensée des Lumières était son unilatéralité : car seule la nature était selon elle dotée d'une raison inhérente qu'il s'agissait de connaître -- mais non le « monde éthique », l'histoire de la civilisation, l'état, la foi, etc. Il se fit pour cette raison un devoir de supprimer la « funeste division » de l'esprit occidental engendrée par les Lumières, moyennant une philosophie universelle de la « conciliation » entre le savoir et la foi, et un Concept [Begriff] universel de la raison. Il pensait ainsi contribuer à faire admettre à tous ceux auxquels manquait la « simplicité naturelle des mœurs » que la véritable raison ne se manifeste pas dans la manière de raisonner des Lumières -- laquelle avait en tête de prescrire au monde comment il doit être -- mais au contraire dans la « sagesse de vivre comme son peuple », fruit d'un patient travail contre la subjectivité.

Sachant combien il serait difficile pour l'intellect d'en prendre conscience, Hegel prétendit indispensable la mise en place d'une formation précoce de l'âme [Gemüt] suivant la formule : « La discipline constitue un élément essentiel de l'éducation : elle a pour but de briser l'entêtement de l'enfant (...). L'élément rationnel doit apparaître en lui comme sa subjectivité la plus propre (...). La vie éthique doit s'enraciner dans l'enfant comme sentiment ». (75)

La gauche critique de Hegel, apparue peu après la mort de celui-ci, avait pour ambition de ranimer les idées françaises des Lumières, en particulier les plus radicales d'entre elles, d'orientation athéiste, jusqu'alors jamais réellement parvenues en Allemagne et entre-temps dissolues en France même. En effet, elle voulait opposer à la philosophie contemplative et rétrospective de Hegel une « Philosophie de l'action » tournée vers l'avenir, et non plus interpréter le monde mais le changer, c'est-à-dire (suivant l'un des critères imaginés par eux) l'améliorer, lui dicter expressément comment il doit être.

Sur ce point justement, sur un domaine aussi important que celui de l'éducation, les critiques rationalistes et révolutionnaires de Hegel s'accordaient largement avec lui, sans s'en rendre compte. Ainsi, même l'anarchiste Bakounine exigeait que les enfants « soient soumis au régime... de l'Autorité jusqu'à l'âge de leur majorité ». Certes, avec l'âge, ladite autorité devait s'adoucir, mais seulement pour cette raison : « afin que ces jeunes hommes en devenir, quand ils seraient affranchis par la loi, puissent avoir oublié comment ils furent guidés et dominés dans leur enfance par quelque chose d'autre que la liberté ». (76)

Pour former cet homme « rationnel », chez Hegel homme « moral » et chez les rationalistes post-hégéliens homme « libre » ou « être générique », les représentants de ces deux positions fondamentales, par ailleurs opposés, firent donc appel de toute évidence à un même principe, une même méthode : l'introjection chez l'enfant en bas âge, par la force brutale et au besoin par la manipulation -- en tout cas de façon « irrationnelle » -- de tel ou tel système de valeurs tenu pour rationnel, bon, juste, etc., qu'il soit hérité de la tradition, retrouvé, construit, ou simplement inventé.

Seul Stirner reconnut dans ce type de « formation » prôné de tous côtés le mal radical. Ses meilleurs résultats même lui parurent peu engageants : « Que sont, pour la plupart, nos personnages spirituels et cultivés ? Des dédaigneux propriétaires d'esclaves, eux-mêmes -- esclaves ». Des « ménageries » pédagogiques il ne peut sortir au mieux que des érudits et des « citoyens bons à quelque chose » ; mais en définitive ceux-ci « ne sont cependant que des êtres assujettis ». Comme pour Hegel, la méthode d'éducation est aussi décisive pour Stirner. C'est pourquoi, dans un article antérieur, à l'encontre de Hegel et des hégéliens de gauche, il déclairait fermement : « la volonté, que l'on a jusqu'à présent si violemment opprimée, ne devra pas être affaiblie plus longtemps » afin qu'apparaissent « des personnes libres, des caractères souverains ». (77)

Dans son livre L'Unique et sa Propriété, Stirner ne parle plus d'homme « libre », « souverain », « véritable », etc., mais, voulant fixer la terminologie, du « Propriétaire ». Là encore, à la fois contre les tenants et les opposants des Lumières, il considère comme le mal fondamental que « l'influence morale [soit] l'ingrédient principal de notre éducation ». (78) « L'influence morale commence avec l'humiliation, elle n'est pas autre chose que cette humiliation même de l'âme que l'on brise et courbe pour lui inculquer l'humilité ». (79) Le mal réside en ce que « toute notre éducation repose sur la volonté de produire en nous des sentiments déterminés, c'est-à-dire de nous les inculquer plutôt que de nous laisser en produire nous-mêmes, comme ils viennent ». Ces derniers seuls pourtant pourraient être dits « miens », authentiques sentiments dont je serais le « Propriétaire » ; les premiers au contraire, bien que d'abord étrangers à moi, m'apparaîtront bientôt, par cette sorte d'implantation donc, comme sacrés ; je n'en serai pas leur propriétaire, mais, dépendants d'eux, par eux -- « possédé ». (80)

Le concept de sacré chez Stirner est la clef pour comprendre la figure de son « Propriétaire ». « Tout ce qui nourrit votre respect ou votre révérence mérite le nom de sacré ». Alors que toute peur naturelle nous pousse à nous libérer du joug de la chose crainte, « il en va tout autrement du respect : ici on ne craint pas seulement, on honore aussi ; la chose crainte est devenue une puissance intérieure à laquelle je ne puis plus me soustraire... je suis tout entier en son pouvoir... elle et moi ne faisons plus qu'un ». Le sacré, selon Stirner, constitue donc la structure normative même de quelquonque société, intériorisée par l'enfant après introjection, bien qu'à l'origine étrangère à lui. C'est là le résultat essentiel jusqu'ici de toute éducation. Il est « en un mot, tout affaire de conscience », il est « tout ce que l'égoïste ne doit pas approcher, pas toucher, tout ce qui doit échapper à son [possédé par le sacré] pouvoir, c'est-à-dire être au-dessus de lui » (81) ; il est, selon une expression plus moderne employée depuis Freud (Das Ich und das Es [Le Moi et le Ça] 1923) le Sur-Moi. (82+)

L'idéal-type du « Propriétaire » est donc avant tout propriétaire du sien (de ce qui lui est en propre. N.d.T.), de ses pensées comme de ses impulsions ; mais il est également propriétaire du « monde » (de la nature, des hommes, des choses, de l'état, etc.) pour peu qu'il ne se tienne pas devant eux avec « respect et dévotion ». (83) Le Propriétaire (« son Moi ») ne vit, ne pense et n'agit pas sous l'emprise de l'irrationnel, sous la contrainte inconsciente d'un Sur-Moi étranger. Son autonomie est véritable et non, comme dans ces différentes philosophies attenantes ou opposantes aux Lumières, une fiction du « comme si », une hétéronomie simplement intégrée de telle ou telle manière. Il est le véritable type de maturité, pas seulement une forme vide évoquée, et possède une « propre » compréhension de lui-même telle, qu'il n'est pas utile de le prier de se montrer conséquent.

Au sujet du Propriétaire il n'est donc rien dit de plus que ceci : il n'est ni influencé ni conduit dans ses jugements de valeurs par un quelconque Sur-Moi irrationnel. D'ailleurs, à quoi ressemblerait un monde de propriétaires, la question ne se pose même pas. Stirner note cependant que ce « monde sacralisé jusqu'à la moindre de ses parties », avec ses multiples éthiques, religieuses ou pas, exhortant toutes au sacrifice et à la négation de soi, « devrait enfin avoir perdu toute apparence séductrice, après n'avoir laissé, au bout de plusieurs siècles d'application efficace, rien d'autre que l'actuelle -- misère ». (84) Il reproche aux révolutionnaires de son temps d'entériner eux aussi ladite misère aussi longtemps qu'ils ne combattent que « l'au-delà hors de nous », et laissent au contraire intact, « l'au-delà en nous » (le sacré, la conscience irrationnelle, le Sur-Moi). Ils restent de la sorte, malgré leur athéisme, souvent fanatique, prisonniers du « cercle magique du christianisme ». (85)

La fin de cette misère de l'homme conduit par quelque Sur-Moi serait un monde de propriétaires. Ce monde ne saurait cependant être gagné par quelque « révolution » car des propriétaires n'apparaissent qu'ici ou là, dans des cas particuliers de dispositions favorables, sous forme d'auto-libération individuelle ( « révolte » (86+) ; ils ne pourraient apparaître à l'échelle d'une société que si les éducateurs voulaient bien renoncer une fois à leur « influence morale » sur les enfants et en acceptaient au moins les conséquences : « Ces mauvais garnements ne s'en laisseront plus conter par Vous, n'écouteront plus Vos pleurnicheries et n'éprouveront plus aucun sentiment pour les sornettes qui Vous ont fait de tout temps délirer et radoter. Ils aboliront le droit d'héritage, c'est-à-dire qu'ils ne voudront plus hériter Vos sottises comme Vous les avez héritées de Vos pères : ils extirperont le péché originel héréditaire ». (87) Qu'une pareille évolution, si elle devait venir un jour, ne pourrait être que de longue haleine et s'étendrait nécessairement sur plusieurs générations, Stirner en était conscient : « l'avenir est réservé de dire : je suis propriétaire du monde des choses et du monde de l'esprit ». (88)


Notes

Abréviation :
L'Unique = Max Stirner : L'Unique et sa Propriété -- et autres écrits. Traduits par Pierre Gallissaires et André Sauge. Lausanne : éditions L'Age d'Homme 1972

(73) Stirner utilise ainsi l'expression « égoïste », en partie pour des raisons polémiques, comme synonyme le plus souvent de « propriétaire », mais quelquefois aussi à propos de sujets en aucune façon propriétaires : des égoïstes dupés, des égoïstes involontaires, etc. Ailleurs il parle de « l'individuel », du « personnel », et naturellement, comme en titre, de « l'unique ». Il n'apparaît pas utile de préciser ici davantage le rapport sémantique avec le « propriétaire » ou « l'égoïste ».

(74) La littérature secondaire sur Stirner, pourtant riche et variée, n'apporte guère d'éclaircissements sur cette question centrale. Même une monographie de plus de 500 pages se rapportant au sujet (Bernd Kast: Die Thematik des ‹ Eigners › in der Philosophie Max Stirners. Bonn: Bouvier 1979) se révèle après examen de peu de secours. -- J'ai moi-même tenté dans un précédent travail de cerner la problématique de la figure du Propriétaire (« Max Stirner als ‹ pädagogischer › ‹ Anarchist › ». In: Anarchismus und Pädagogik, hg. von Ulrich Klemm, Frankfurt/M: Dipa-Verlag 1991. S. 33-44). Comme elle est au cœur de la pensée de Stirner, elle fera l'objet d'une prochaine Stirner-Studien (intitulée Eine vakante Vision) plus précise et largement détaillée.

(75) G.W.F. Hegel : Principes de la philosophie du droit ou droit naturel et science de l'état en abrégé. Texte présenté, traduit et annoté par Robert Derathé. Paris : Librairie Philosophique J. Vrin 1982. §§ 174, 175, add. (pp. 208-209) (c'est moi qui souligne)

(76) Michail Bakunin : Prinzipien und Organisation der internationalen revolutionären Gesellschaft (1876) . [Michel Bakounine : Principes et organisation de la société révolutionnaire internationale] In: ders.: Gesammelte Werke Band 3. Berlin: Der Syndikalist 1924, p. 25 (c'est moi qui souligne)

(77) Max Stirner : Le faux principe de notre éducation (1842). Ds : L'Unique, pp. 29-44 (40, 39, 42)

(78) L'Unique, p. 334

(79) L'Unique, p. 146

(80) L'Unique, p. 132s

(81) L'Unique, p. 138s

(82) Il faut rappeler que le concept se trouve déjà -- et de façon pertinente dans une caractérisation de Stirner -- ds : Friedrich Jodl: Geschichte der Ethik, 2. Band, 2. Aufl. 1912, ici: 3. Aufl. Stuttgart, J.G. Cotta'sche Buchh. Nachf. 1923. S. 282

(83) Comparez par exemple: L'Unique, pp. 218, 368

(84) Max Stirner : Réponses à Feuerbach, Szeliga, Hess (1845). Ds : L'Unique, p. 413; L'Unique, p. 345

(85) L'Unique, pp. 207, 396 (par exemple)

(86) L'Unique, pp. 351ss
« On ne devrait pas tenir pour équivalentes révolution et révolte. [ ... ] La Révolution exige de créer des institutions, la révolte que l'on se soulève ou s'élève. »

(87) L'Unique, p. 146

(88) L'Unique, p. 134


traduit par Guy Vernier, revu par Simon Jüde


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