L.S.R 
un projet paraphilosophique
pas de son temps
mais: en son temps
L'article suivant est paru en allemand
Der Stirner-Forscher Henri Arvon
dans:
Der Einzige, Jahrbuch der Max-Stirner-Gesellschaft, Nr. 4, 2011, S. 123-136

Henri Arvon, un chercheur pionnier sur Stirner

par Bernd A. Laska


Photo Henri Arvon

1914 - 1992


Bibliographie


Le germaniste et historien des idées français Henri Arvon fut dans la seconde moitié du XXàme siàcle l'expert le plus actif de l'espace francophone en termes de publications concernant Max Stirner. De 1954 à 1966, sa monographie sur Stirner était la seule au monde. Bien qu'il fût assez connu en France en tant qu'auteur, grâce à une série de livres, en partie édités dans la collection largement diffusée «  Que sais-je? », il resta, en tant que personne, tellement caché qu'on peut à peine en apprendre sur lui, que ce soit dans les lexiques spécialisés ou sur Internet. Le Wikipédia français offre dans le même état depuis trois ans un mini-article sur Arvon, ne comprenant même pas ses dates de naissance et décàs.

I

Henri Arvon est né Heinz Aptekmann le 9 mars 1914 à Bayreuth, dans une famille juive. (1) Il obtint son baccalauréat en 1933 – dans le même lycée où Stirner avait obtenu son « Absolutorium » en 1826 – et partit étudier en France, d'abord à Strasbourg, plus tard à Clermont-Ferrand. Heinz Aptekmann fit modifier son nom en Henri Arvon, acquit la nationalité française et survécut à la guerre dans la zone libre.

Après la guerre, Arvon enseigna dans différentes institutions : de 1946 à 1965, au Prytanée National Militaire à La Flèche, un lycée préparant à des études dans une académie militaire ; de 1966 à 1970, à l'Université de Clermont-Ferrand ; et de 1971 à sa retraite en 1982, à l'Université de Paris X - Nanterre.

En 1939, Arvon épousa Marta Weinberg, une juive allemande vivant également en exil en France, et eut avec elle une fille, Cécile, née en 1945. Après être devenu veuf en 1978, il épousa en 1987 une Espagnole et vécut à partir de là près de Barcelone.

Henri Arvon est décédé le 2 décembre 1992. (2)

II

Au cours des premières années de son activité de professeur à l'école militaire, Arvon écrivit deux monographies compactes qui parurent en 1951 dans la collection « Que sais-je? » et connurent un succès durable : l'une sur le bouddhisme (21ème édition en 2005), l'autre sur l'anarchisme (12ème édition en 1998). L'œuvre sur le bouddhisme, comme le dit Arvon dans la préface, « ne s'inspire d'aucun prosélytisme et [ ... ] est née uniquement de l'intérêt passionné que l'auteur a pris au spectacle étrange d'une religion athée et d'un athéisme qui veut étreindre l'Absolu, [pour donner, ici sur Terre, des directives pour un mode de vie raisonnable]. » (passage entre crochets présent uniquement dans la version allemande)

Cet intérêt conduisit bientôt Arvon aux écrits des jeunes hégéliens qui les premiers en Allemagne avaient défendus des positions athéistes : Bruno Bauer et Ludwig Feuerbach. Il connaissait déjà Max Stirner de ses années au lycée de Bayreuth. (3) Il lui a, comme il le dit plus tard, « consacré des études durant toute sa vie ». (4) Il écrivit pour la première fois à son sujet pour sa thèse de doctorat, qu'il obtint en 1951. Elle ne fut pas publiée. Cependant, deux publications en furent extraites : l'année même, en 1951, un long article, Une polémique inconnue - Marx et Stirner, dans le journal publié par Jean-Paul Sartre Les Temps Modernes, et en 1954, le livre Aux sources de l'existentialisme - Max Stirner. Ce livre comporte un chapitre, Saint Max, qui récapitule l'article de 1951.

Arvon soutient dans l'article, comme dans le chapitre, l'idée selon laquelle Stirner aurait joué un rôle important dans la conception du matérialisme historique de Marx, des bases théoriques du futur marxisme, en somme. Cela aurait été la critique de Stirner sur Feuerbach, qui aurait obligé Marx, adepte de Feuerbach, à s'en détacher en 1845 et à développer son propre point de vue, devant l'immuniser contre la critique de Stirner. Arvon justifia cette vision avec une reconstruction exacte du développement théorique de Marx jusqu'à son manuscrit Sankt Max (Saint Max), élément principal du volume intitulé plus tard Die deutsche Ideologie (L'idéologie allemande), resté en grande partie inédit à l'époque. Arvon parla d'un « tournant essentiel » dans le développement théorique de Marx.

Si, après plus d'un demi-siècle de recherche sur un penseur aussi célèbre que Marx, une telle découverte biographique fut encore possible, on peut fortement supposer qu'il existait auparavant des obstacles idéologiques ayant troublé la vue des chercheurs, des marxistes comme des autres. Une situation tendue. Arvon semble avoir pris ce fait en compte, car il présenta son travail pionnier avec une grande humilité, prudence et conciliance. Dans le titre de l'article déjà, il parla d'une polémique « inconnue » - bien qu'il ait évidemment su que le Saint Max de Marx était connu depuis 1903, mais tout à fait ignoré depuis. (5) Il continua d'être empathique vis-à-vis de ses destinataires en anticipant deux facteurs excusant leurs manquements : premièrement, Saint Max n'aurait été rendu public qu'en 1932, (dans le cadre de l'édition complète de Marx-Engels MEGA – il ignore les textes de 1903); et deuxièmement, l'oubli du rôle de Stirner serait dû à la conception d'Engels dans son livre Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande) (1886/88). Ce livre aurait obtenu, pour sa vision de la philosophie de « Vormärz » (l'« avant-mars »; époque historique allemande de 1830 à 1848), un statut tout simplement paradigmatique, à cause de sa pureté. Néanmoins, la représentation d'Engels du rôle de Stirner – comme figure « anarchiste » secondaire, qui aurait été surmontée par Feuerbach – ne résisterait déjà pas à un examen chronologique. Non pas qu'Engels ait volontairement écrit des choses fausses, assure rapidement Arvon, non, mais les nécessités politiques de l'époque ne lui auraient pas permis une représentation fidèle de la naissance du matérialisme historique. (6)

Cette position défensive de la part d'Arvon, que l'on peut justifier par d'autres exemples dans le choix du vocabulaire et du style, est aussi, probablement de manière inconsciente, à l'origine du choix du titre de son livre, portant à confusion. Tandis qu'Arvon y montre en détails que Stirner a été une « source » importante du matérialisme historique et ainsi du marxisme, il l'annonce dans le titre comme « source » de l'existentialisme. Stirner en tant que père de l'existentialisme n'est toutefois traité que dans les deux dernières pages du livre d'Arvon, certes sous le titre de Conclusion, mais en aucun cas sans que cela ne soit compréhensible au vu de ce qui précède. Aucun existentialiste de renom ne se réfère non plus de manière positive à Stirner. (7)

III

La monographie d'Arvon sur Stirner fut en 1954 la première en langue française et resta jusqu'à la fin des années 60 la seule au monde. Elle fut le plus souvent citée lorsqu'il s'agissait d'intégrer Stirner à une école de pensée, l'existentialisme, justement. On s'en tenait à l'évidence alors au titre du livre et remarquait à peine que celui-ci, conformément au contenu, aurait dû s'intituler Aux sources du marxisme.

Les travaux d'Arvon sur le rapport de Stirner au marxisme ne furent à l'époque connus que de manière isolée, p. ex. dans un court compte-rendu sur l'article d'Arvon Une polémique inconnue, (8) par le jeune Iring Fetscher, qui avait entre autres étudié à Paris. Arvon aurait découvert une lacune dans la recherche sur Marx, qui serait tout simplement « inexplicable ».

L'étude de Fetscher n'avait, à l'époque donné lieu à aucune suite perceptible en Allemagne. En France, on ignora également la thèse d'Arvon ; mais il y avait là un de ses collègues, presque du même âge, sur qui la découverte d'Arvon avait dû faire très forte impression, bien que, toute sa vie, il ne le taise. Ce collègue travaillait, dans les années 50, dans le même domaine de spécialité qu'Arvon. Tandis qu'Arvon publia une monographie sur Feuerbach (1957), l'autre traduisit en français les textes de celui-ci et les commenta. En retour, Arvon utilisa les traductions de ce dernier pour un volume intitulé Feuerbach - sa vie, son œuvre; avec Extraits de Feuerbach, Stirner, Marx (1964). Louis Althusser était ce collègue.

Il est pratiquement exclu qu'Arvon et Althusser ne se soient pas connus. On peut bien davantage supposer que les deux aient eu une connaissance très précise des travaux de l'autre. Cela est important pour comprendre l'œuvre d'Althusser Pour Marx (1965) et la discussion qu'elle provoqua au niveau international.

Une bonne décennie après qu'Arvon a parlé du « tournant essentiel » dans le développement théorique de Marx, Althusser soutint la même thèse comme élément central de cette œuvre sous le nom de « coupure épistémologique ». Althusser se concentra, comme Arvon, sur L'idéologie allemande de Marx, mais ignora ainsi environ 350 pages sur 500, précisément la partie de l'œuvre dans laquelle Marx critique Max Stirner en tant que Saint Max. Le nom de Stirner n'est pas mentionné par Althusser, encore moins le nom d'Arvon.

Cela ne vaudrait plus la peine d'en parler aujourd'hui, s'il ne s'était agi que d'un plagiat. Plus important est le fait que ce silence ostentatoire sur Stirner, dans un contexte où il joua le rôle principal, fût également ignoré dans les discussions internationales. Cela donne l'impression irréfragable que la thèse formulée par Arvon d'une césure décisive dans le développement de la théorie de Marx ne put être communiquée que de cette manière au monde des spécialistes et bien au-delà, que le nom de Stirner fut banni à cause de celle-ci, au lieu, comme cela est habituellement le cas dans le discours scientifique, de peser les arguments pour et contre l'influence de Stirner sur Marx. Dans la mesure où ce silence sur un fait sautant en soi aux yeux fut tenu de manière collective, j'ai parlé dans une précédente contribution d'un ban qui, bien entendu sans avoir été prononcé, fut efficace ici et l'est encore. (9)

IV

La question la plus évidente qui se pose ensuite, est celle de la réaction d'Arvon sur la publication d'Althusser et sur le comportement conforme des nombreux chercheurs sur Marx, quelle que soit leur provenance, dans la discussion sur la thèse d'Althusser. Étonnamment, Arvon ne réagit d'abord – jusqu'en 1977 (voir ci-dessous) – pas du tout publiquement. Dans la mesure où sa succession n'est actuellement pas localisée, et où l'inventaire de la succession d'Althusser (à l'Institut mémoires de l'édition contemporaine, IMEC, Paris) ne donne pas d'informations sur les documents inédits concernant Stirner ou sur des échanges épistolaires entre Arvon et Althusser, il ne reste que la possibilité de deviner un mobile plausible sur la base des textes publiés.

Il faut ici citer un livre qui parut en 1966, c'est-à-dire presque en même temps que celui d'Althusser, et eut une influence si considérable sur le jugement d'Arvon à propos de Stirner, qu'on peut parler, employant sa propre expression d'un « tournant essentiel » dans le développement d'Arvon : Die Ideologie der anonymen Gesellschaft (L'Idéologie de la société anonyme), œuvre de 600 pages d'Hans G. Helms. (10) Le stirnerianisme, reprenant la critique de Stirner par Marx, y est représenté comme idéologie du petit-bourgeois, actualisée comme noyau des idéologies, aussi bien de l'État national-socialiste que – car Helms voit une continuité – de la République ouest-allemande (d'Adenauer).

Arvon raconta, dans une digression autobiographique dans le cadre d'un discours qu'il donna en 1969 à un congrès de l'anarchisme, (11) l'expérience d'éveil qu'Helms fit naître chez lui en signalant l'importance, lors de l'évaluation d'objets historiques, de constamment refléter « de manière dialectique » sa propre situation sociétale. Il, Arvon, aurait ainsi reconnu que sa principale raison de s'intéresser à Stirner se trouvait dans son expérience personnelle du totalitarisme inhumain et de sa dévalorisation de la personne. Ce trait de caractère déterminant, son existence en tant que germaniste et son origine dans un milieu petit-bourgeois l'auraient prédestiné à la simple révolution de conscience de Stirner comme opposition la plus cohérente au totalitarisme. Seul Helms lui aurait ouvert les yeux sur le fait que cette vision soit unilatérale. Les points de vue politiques et sociaux de Stirner seraient, comme lui à présent – en raison de la « critique acerbe de Marx et Engels et à celle non moins meurtrière de leur disciple Helms » - aurait appris à le comprendre, « conservateurs, voire réactionnaires ». Il avouerait cela franchement et sans le moindre regret.

Arvon se déclara pourtant dans ce discours « stirnerien convaincu », et vit le fait d'avoir souligné l'actualité de Stirner comme peut-être le plus grand mérite d'Helms. Tous deux, Arvon et Helms, avaient cependant des conceptions très différentes de cette actualité. Helms présentait Stirner comme « proto-fasciste » et ses idées comme « foyer purulent » idéologique, dont des marxistes comme lui auraient enfin découvert la « dangerosité » (p. 495). Il ne voyait Stirner que négativement. Au contraire, Arvon voit positivement « la vraie actualité » de la pensée de Stirner : elle doit cependant être éloignée du domaine politique et être réduite au domaine « purement moral ». Ainsi, on pourrait intégrer l'« unicité » de Stirner dans des courants philosophiques plus récents. Arvon nomma en particulier « la dialectique négative de l'École de Francfort pratiquée par Theodor W. Adorno et Herbert Marcuse », une pensée si audacieuse qu'elle se nierait elle-même et se renouvellerait en permanence.

L'attachement d'Arvon à Stirner malgré sa « conversion » par Helms engendra une position à peine compréhensible. À la fin, il célébra Stirner comme « un antidote merveilleux » contre les récupérations de l'individu par la société etc. Mais, comme en 1954, lorsqu'il proposa aux existentialistes, alors modernes, Stirner comme précurseur, cela n'ayant provoqué aucune réaction, aucun représentant de l'école de Francfort - dont les pères fondateurs avaient déjà ignoré Stirner - ne s'occupa cette fois non plus de sa proposition.

V

Quelques années plus tard, Arvon participa à un congrès, au cours duquel, à l'occasion du 100ème anniversaire de la mort de Ludwig Feuerbach, s'étaient réunis 35 spécialistes - marxistes, théologiens, philosophes et sociologues – d'États situés des deux côtés du « rideau de fer ». Arvon fit un discours, Engels' Feuerbach kritisch betrachtet (le Feuerbach d'Engels éclairé de manière critique), dans lequel il ouvrit à nouveau une discussion sur ses découvertes. Iring Fetscher, devenu entre temps un chercheur sur Marx de renommée internationale, était également présent. Il trouva alors que la « lacune inexplicable dans la recherche sur Marx », comme la découverte d'Arvon lui était apparue en 1952, n'avait plus besoin d'être expliquée. On devait, pensait-il à présent, tenir compte de l'« importance politique et tactique pour le parti », que le livre d'Engels avait à l'époque. Le « plus grand mérite » d'Engels aurait été d'avoir « représenté des développements philosophiques concrets et de les avoir justifiés comme étant nécessaires. Il restait à l'époque à Engels à fixer rétrospectivement et à rendre consciente de manière générale l'étape philosophique qui avait conduit de l'hégélianisme de gauche, en passant par Feuerbach, à Marx. » (12)

Un autre collègue, Hans-Martin Sass, le dit de manière encore plus claire : « Engels a introduit des principes, des méthodes d'argumentation et des évaluations, qui, par la recherche philosophique et historique, si subtile soit-elle, comme vous, Monsieur Arvon, la menez, n'ont malheureusement pu être que lentement développés au fil de décennies, et encore. Il n'existe que peu d'écrits dans l'histoire des idées et de la philosophie occidentale, qui aient eu un impact aussi important que ceux d'Engels. » (13)

La « lacune » découverte par Arvon, qui ne fut de toutes façons remarquée que par une minorité, était de cette manière comblée depuis longtemps, les questions soulevées avec elle effacées, évincées. Arvon se retrouva isolé lors de ce congrès. Aucun des experts ne voulait accepter de correction à la vision canonisée d'Engels sur le passage de Marx du feuerbachianisme au matérialisme historique.

Arvon y avait pourtant, comme déjà vingt ans auparavant, introduit le thème avec une extrême prudence. En aucun cas il n'accusa Engels d'avoir altéré intentionnellement les événements historiques, etc. Mais on ne pouvait pas ignorer plus longtemps les faits irréfutables, la chronologie des événements, et ils le dirent cette fois très clairement : « Stirner l'a [Marx] pour ainsi dire obligé à cette transition vers le matérialisme historique. » Arvon s'empressa de démentir énergiquement ce qu'il n'avait certes jamais affirmé, mais ce qu'on lui attribuait sans le dire, puisque Stirner, depuis toujours parmi les experts – en particulier en rapport avec Marx – était un sujet clos et indiscutable : « Je ne veux pas mettre Stirner à la place de Marx. » Et : le noyau du « matérialisme historique [est] bien sûr déjà présent chez lui [Marx]. » Et : « Évidemment, Marx va ensuite beaucoup plus loin que Stirner. » (14)

Cependant, ces protestations et d'autres du même ordre ne servirent que peu à Arvon : le refus de sa thématique, à cause de son insistance de longue date, quelque peu agacé et provoquant des hochements de tête, par des chercheurs représentants des orientations chrétiennes, marxistes et autres, était inébranlable. Arvon avait visiblement touché à un tabou qui, durant des décennies, avait été respecté par tous les chercheurs sur Marx – à une remarquable exception près (15) ; avait tenté de briser un ban contre Stirner (16), qui bien entendu – de manière analogue à ce qui aujourd'hui est considéré comme politiquement correct – ne fut jamais prononcé, mais fut d'une efficacité d'autant plus rigoureuse.

VI

Depuis le début, Arvon se trouvait ainsi lui-même, comme le montrent ses autres travaux sur Stirner, sous l'effet paralysant de ce ban. C'est pourquoi il vit en 1954 Stirner « aux sources de l'existentialisme » et le classa plus tard (« après Helms ») comme « prédécesseur d'Heidegger ». C'est pourquoi même la résistance dilatoire et les réactions ponctuelles et un peu nerveuses des experts sur sa tentative de mettre en valeur quelques détails historiques, ne l'ont pas poussé à voir le ban en tant que tel ou même à le briser intellectuellement. Si Stirner, aussi conquis soit-il par lui, n'était pas un penseur de l'envergure d'un Marx ou d'un Heidegger – et il ne l'était certainement pas – alors il ne pouvait à ses yeux qu'en être plus ou moins l'inspirateur ou plus particulièrement le prédécesseur. S'il le disait « actuel », ce n'était que pour exprimer son souhait que les écrits de Stirner et d'Arvon à propos de lui dussent être lus. Il ne pouvait pas nommer de raison pour l'actualité des idées de Stirner – surtout après Marx qui aurait été beaucoup plus loin que Stirner, mais aussi après Heidegger qui aurait mis fin au triomphe de l'idéalisme allemand.

Ce ban semble également, dès le début, avoir été la raison de l'attitude ambivalente d'Arvon vis-à-vis de Stirner. D'un côté, il le fascinait tant qu'il devint le thème de sa vie, d'un autre côté, il ne pouvait pas comprendre la position marginale de Stirner dans l'histoire des idées – et le désintérêt des collègues spécialistes sur sa découverte historiographique, celle d'Arvon.

Le respect d'Arvon pour l'histoire des idées établie et ses chers maîtres-penseurs lui fit trouver refuge – même s'il se rebella prudemment et ponctuellement contre Marx et Engels avec ses thèses – déjà de manière introductive dans son livre sur Stirner, dans de massives spéculations psychologiques sur l'état mental de Stirner. Il était clair, expliqua-t-il au préalable à ses lecteurs, que l'on avait affaire avec Stirner à un cas pathologique. La source principale de son œuvre aurait été son manque total de volonté, duquel viendrait l'accentuation désespérée de sa volonté. Son livre aurait été une projection inverse de sa lamentable vie, de ses échecs dans tous les domaines : familial, académique, social, littéraire. (17) – Si Arvon avait également cherché un accès psychologique vers le grand Marx, au moins sur ses réactions facilement reconnaissables comme étant « pathologiques » vis-à-vis de Stirner, il aurait alors pu être confronté à la question que son collègue anarchiste Daniel Guérin posa : « Alors pourquoi donc avoir renoncé à publier le livre ? » [L'idéologie allemande] (18) Arvon, qui devina la minimisation de Stirner par Engels, se fit avoir par celle de Marx, preuve que cette œuvre - après tout, Saint Max est de loin la plus grande altercation que Marx ait jamais eu avec un penseur – n'avait pas d'importance.

La force paralysante de ce ban se montra également dans le comportement d'Arvon face à l'intervention d'Althusser. Dans une des discussions consignées par écrit de la conférence Feuerbach de 1973, on trouve certes un passage dans lequel Arvon remarqua que la « coupure épistémologique dont parle Althusser ... a, en fait, été en premier constatée par moi », (19) mais une prise de position publique vis-à-vis d'Althusser n'eut lieu que douze ans plus tard; (20) et, curieusement, il tut dans celle-ci qu'il était celui qui une décennie et demie avant Althusser avait défendu sa thèse d'une césure dans le développement de Marx. Il évita ainsi de thématiser le fait que son travail fût ignoré, que celui d'Althusser au contraire fît sensation au niveau international ; et que cela ait éventuellement pu être dû au fait qu'Arvon ait accordé à Stirner un rôle important dans le processus, Althusser au contraire n'évoquant même pas Stirner et l'œuvre centrale de Marx, Saint Max.

Arvon commença au lieu de cela par un grand éloge d'Althusser. Celui-ci aurait « mis un terme à une énorme confusion, dont le marxisme d'après-guerre a souffert. » Après quelques considérations préliminaires, Arvon y joignit la critique : « On pourrait saluer de façon illimitée l'entreprise sans aucun doute éclairante de Louis Althusser s'il ne s'y opposait pas le fait qu'elle soit incomplète et préconçue. » Althusser serait un analyste perspicace, mais aussi un strict doctrinaire. C'est pourquoi il aurait mis son travail au service du parti (PCF), et, comme Engels déjà, représenté Marx comme un génie, qui créa seul et à la force de son poignet le matérialisme historique. Arvon fit ensuite un résumé de sa vision, bien qu'il mît en avant, en comparaison avec ses travaux de la période « pré-Helms », le rôle de Bruno Bauer pour relativiser celui de Stirner.

VII

Depuis qu'Arvon s'était laissé convaincre par Helms que les idées de Stirner représentaient une idéologie petite-bourgeoise et étaient, d'un point de vue politico-social, réactionnaires, il ne porta plus haut les couleurs de Stirner, auquel il avait cependant « consacré des études durant toute sa vie », que pour le domaine « personnel », dans une version cependant triviale et diminuée qui ne laissa rien d'original à Stirner : « L'Unique est exclusivement et seulement celui qui est complètement différent de l'autre. Seule cette circonstance – et exclusivement cette circonstance – l'autorise à être tolérant. La tolérance ne consiste pas en le fait de dire que nous sommes tous des hommes, mais en celui de dire que les uns sont allemands, les autres français – et cela va en France si loin qu'il n'y a pas seulement des Français, mais des Bretons, des Basques, des Alsaciens ; et même cela est stirnerien. Reconnaître le différend, la différence entre nous, fonder la tolérance sur cette différence : c'est ce qui importait pour Stirner ! » (21)

Il existe quelques repères pour admettre qu'Arvon, déjà depuis le début de ses recherches sur Stirner, avait cette position purement antitotalitaire, libéraliste et que son ambivalence vis-à-vis de Stirner ainsi que son interprétation de l'individu en résultèrent. À un âge mûr, Arvon se déclara en effet également, comme Michel Onfray l'écrivit, du « libertarisme - un ultralibéralisme qui, en son temps, réjouissait Ronald Reagan ». (22) Son dernier livre en témoigne : Les libertariens américains. De l'anarchisme individualiste à l'anarcho-capitalisme, où il affirme encore une fois la « filiation idéologique entre l'anarchisme individualiste [Stirner] et le fascisme », et loue le concept « anglo-saxon » de l'individu et plus particulièrement de l'individualisme. (23)

*

Malgré toutes les critiques contre Arvon, il ne faut cependant jamais oublier et toujours reconnaître et mettre en valeur qu'il fut celui qui ouvrit une porte sur la thématisation de cette « lacune inexplicable dans la recherche dur Marx » (Fetscher). Seuls quelques auteurs ont emprunté la voie ainsi ouverte. Ils ne sont, pour la plupart, pas vraiment allés plus loin que lui.

Wolfgang Essbach s'avança le plus loin en 1978 avec sa thèse intitulée Die Bedeutung Max Stirners für die Genese des Historischen Materialismus. Zur Rekonstruktion der Kontroverse zwischen Karl Marx, Friedrich Engels und Max Stirner (L'importance de Max Stirner dans la genàse du matérialisme historique. De la reconstruction de la controverse entre Karl Marx, Friedrich Engels et Max Stirner). (24) Il conçut, sur la base d'Arvon et inspiré par Max Adler, la grande fusion de Marx et Stirner, du « matérialisme des conditions sociales » de Marx et du « matérialisme du Soi » de Stirner. Mais fusion n'est pas le terme employé par Essbach ; il eut recours à la conclusion suivante : « Les deux conceptions sont dans une relation hétérologique; leurs spécificités ne peuvent être conservées que dans leur coexistence. » Ce fut la chose la plus extrême possible sous le ban. Essbach ne développa pas davantage ce concept et orienta le thème central de ses recherches vers un autre domaine. Trente bonnes années plus tard, il s'exprima à nouveau, sans évoquer ses travaux précédents, mais en mettant en exergue comme titre une image étrange déjà employée dans ceux-ci : Stirner aurait été Geburtshelfer und böse Fee an der Wiege des Marxismus (l'accoucheur et la méchante fée sur le berceau du marxisme). Essbach résume : « [Il faut] retenir que Marx et Engels, après la lecture de Der Einzige und sein Eigentum de Stirner se virent obligés de bouleverser leurs conceptions d'alors. La pensée de Marx et Engels ne put que par la reprise et le rejet des idées de Stirner atteindre le profil devenu en bien comme en mal un élément d'orientation pour d'innombrables marxistes et antimarxistes au cours des 150 dernières années. On peut ainsi qualifier Stirner d'accoucheur du marxisme. Mais, tandis que Marx et Engels ont rejeté l'idée centrale de Stirner, l' 'auto-appartenance du moi', Stirner devint la méchante fée sur le berceau du marxisme. » (25) « En bien comme en mal » ? « Méchante fée » ? « Auto-appartenance du moi » ? L'élément central reste sous-entendu et sonne, à la fois murmure et ironie, comme une légère réminiscence du projet très ambitieux abandonné depuis longtemps, qu'il avait autrefois débuté comme « recherche à contre-courant » parce qu'il [n'avait pas confiance en] « les conceptions scientifiques et politiques établies. » (26) Essbach semble être resté coincé dans un dilemme : d'une part d'avoir remarqué que, de manière imagée, Stirner = David perd sa force victorieuse contre Goliath, s'il est déguisé en Goliath; d'autre part de ne cependant pas faire confiance à David pour vaincre seul.

Une réponse réelle à la question – posée par Arvon – sur Stirner et Marx ne sera possible qu'en levant le ban pesant depuis toujours sur elle, c.-à-d. si l'on ne considère pas Stirner comme une part de la recherche sur Marx, mais Marx comme part de la recherche sur Stirner. Marx apparaît alors, avec Nietzsche et quelques douzaines d'autres penseurs, (27) comme « refouleur efficace » (28) de Stirner, plus précisément : comme « refouleur primaire », car il existe d'innombrables « refouleurs secondaires », qui ne veulent surtout pas du tout tenir compte de l'éviction primaire et sont les responsables de ce ban - Marx et Nietzsche, les deux dernières grandes Lumières qui ont marqué le XXème siàcle, des obscurantistes ? Bêtise ! C'est le principe du ban.

Traduit par Marie-Laure Rocher


Bibliographie et notes

(1) Rainer Trübsbach : Geschichte der Stadt Bayreuth (Histoire de la ville de Bayreuth) (1194-1994). Bayreuth : Druckhaus Bayreuth, 1993, p. 309; J'ai reçu l'information de monsieur le Professeur Armin Geus, qui souhaite par ailleurs faire publier prochainement la traduction allemande de l'œuvre d'Arvon Aux sources de l'existentialisme par ses éditions marbourgeoises Basilisken-Presse [1 février 2012 : le livre vient de paraître] Plus d'informations sur la famille d'origine Arvon et son destin :

  • Siegfried Pokorny : Von der Bayreuther Oberrealschule (Graf-Münster-Gymnasium) nach Argentinien (De l'établissement d'enseignement secondaire (lycée Graf-Münster-Gymnasium) à l'Argentine) [sur le frère cadet d'Heinz Aptekmann Gerd, né en 1915]. In : Archiv für Geschichte von Oberfranken, 86 (2006), pp. 429-436 ;
  • Memoiren des Pinhas Yoeli, ehem. Günther Aptekmann (Mémoires de Pinhas Yoeli, anciennement Günther Aptekmann) [le plus jeune frère d'Heinz Aptekmann, né en 1920]
  • Über die ganze Welt verstreut (Dispersé dans le monde entier). In : Der Westen. Portail du groupe de médias WAZ, 16.05.2007.

(2) Lettre de la fille d'Arvon, Docteur Cécile Meslé, à Bernd A. Laska du 5 mai 1993

(3) D'après une information de Günther Aptekmann alias Pinhas Yoeli à Armin Geus.

(4) Atheismus in der Diskussion. Kontroversen um Ludwig Feuerbach (L'athéisme dans la discussion. Controverses sur Ludwig Feuerbach), éd. par Hermann Lübbe et Hans-Martin Sass. Munich : Chr. Kaiser / Mayence : Matthias Grünewald 1975, p. 144.

(5) La polémique de Marx fut publiée en 1903/04 sous forme de longs extraits de la succession sous le titre : Der « heilige Max ». Aus einem Werk von Marx-Engels über Stirner (Le « Saint Max ». Extrait d'une œuvre de Marx-Engels sur Stirner). In: Dokumente des Sozialismus, Stuttgart 1903, pp. 19-32, 65-78, 115-130, 169-177, 306-316, 355-364 et 1904, pp. 210-217, 259-270, 312-321, 363-373 et 416-419 (au total env. 120 pages).

(6) Henri Arvon : Aux sources de l'existentialisme - Max Stirner. Paris : Presses Universitaires de France 1954, pp. 167-173.

(7) cf. Bernd A. Laska : Ein dauerhafter Dissident (Un dissident durable). Nuremberg : LSR-Verlag 1996 (chap. Der Existentialist).

(8) Iring Fetscher : Die Bedeutung Max Stirners für die Entwicklung des Historischen Materialismus (L'importance de Max Stirner pour le développement du matérialisme historique). In : Zeitschrift für philosophische Forschung, 6,3 (1952), pp. 425-426.

(9) Bernd A. Laska : Den Bann brechen ! Gegen Marx, Nietzsche et al. (Rompez le ban ! Contre Marx, Nietzsche et al.) ; partie 1: Marx und die Marxforschung (Marx et la recherche sur Marx). In : Der Einzige. Vierteljahresschrift des Max-Stirner-Archivs Leipzig, n° 3(11), août 2000, pp. 17-24.

(10) Hans G. Helms : Die Ideologie der anonymen Gesellschaft (L'idéologie de la société anonyme). DuMont Schauberg, Cologne 1966.

(11) Henri Arvon : L'actualité de la pensée de Max Stirner. In : Studi, n° 11 (Fondazione Luigi Einaudi), « Anarchici e Anarchia nel mondo contemporaneo », Turin 1971, pp. 285-292; réedité dans : Diederik Dettmeijer (éd.) : Max Stirner - ou la première confrontation entre Karl Marx et la pensée antiautoritaire. Lausanne (Suisse) : L'Âge d'Homme 1979, pp. 87-91.

(12) Discussion sur le chapitre IV. Feuerbachianismus und Marxismus I. In : cf. (4), pp. 142-164 (148-149).

(13) cf. (4), pp. 145-146.

(14) cf. (4), pp. 109-110, 144.

(15) Cette exception était Max Adler, le théoricien principal de ce que l'on appelle l'austro-marxisme, mais qui, cependant, comme Arvon, n'osa se découvrir que partiellement. Voir également le chapitre Der (klandestin) Adorierte (L'adoré (clandestin)) [Stirner] in Bernd A. Laska : Ein dauerhafter Dissident (Un dissident durable). LSR-Verlag, Nuremberg 1996.

(16) Voir à ce sujet mes deux articles Den Bann brechen ! (Rompez le ban !), partie 1 : Marx und die Marxforschung (Marx et la recherche sur Marx) ; partie 2 : Nietzsche und die Nietzscheforschung (Nietzsche et la recherche sur Nietzsche). In : Der Einzige. Vierteljahresschrift des Max-Stirner-Archivs Leipzig, n° 3(11), août 2000, pp. 17-24; n° 4(12), novembre 2000, pp. 17-23.

(17) Henri Arvon : Aux sources de l'existentialisme - Max Stirner. Presses Universitaires de France, Paris 1954, p. 7.

(18) Daniel Guérin : Stirner - « Père de l'anarchisme » ? Son apport et ses lacunes. In: Diederik Dettmeijer (éd.), cf. (11), pp. 93-104 (101).

(19) cf. (4), p. 20.

(20) Henri Arvon : Concerning Marx' "epistemological break" (Concernant la « coupure épistémologique » de Marx). In : The Philosophical Forum, vol. 8, n° 2-4, pp. 173-185.

(21) cf (4), pp. 144, 148.

(22) Michel Onfray : Traité d'athéologie. Physique de la métaphysique. Grasset & Fasquelle, Paris 2005, p. 265.

(23) Henri Arvon : Les libertariens américains. De l'anarchisme individualiste à l'anarcho-capitalisme. Presses Universitaires de France, Paris 1983, p. 96.

(24) Université de Göttingen 1978. En tant que livre : Wolfgang Essbach : Gegenzüge. Der Materialismus des Selbst und seine Ausgrenzung aus dem Marxismus. Eine Studie über die Kontroverse zwischen Stirner und Marx (Ripostes. Le matérialisme du Soi et son exclusion du marxisme. Une étude sur la controverse entre Stirner et Marx). Materialis-Verlag, Francfort 1982;
Sur Essbach cf. chapitre Wolfgang Essbach in : Bernd A. Laska: Den Bann brechen ! (Rompez le ban !), cf. (9).

(25) Wolfgang Essbach : Max Stirner – Accoucheur et méchante fée sur le berceau du marxisme. In : Harald Bluhm (éd.) : Die deutsche Ideologie (L'idéologie allemande), Akademie-Verlag, Berlin 2010 (série « Klassiker auslegen » , volume 36), pp. 165-183 (169).

(26) Wolfgang Essbach: Préface aux Gegenzüge..., cf. (24).

(27) cf. Bernd A. Laska : Ein dauerhafter Dissident (Un dissident durable). Nuremberg : LSR-Verlag 1996 et les articles disponibles sur https://www.lsr-projekt.de dans la rubrique « Max Stirner »;
spécialement sur Nietzsche cf. : Bernd A. Laska : Nietzsches initiale Krise. In : Germanic notes and reviews, vol. 33, n° 2, fall/automne 2002, pp. 109-133. Voir: (en français) La crise initiale de Nietzsche; Bernd A. Laska : Rompez le ban ! Contre Marx, Nietzsche et al., cf. (16).

(28) Éviction comporte ici un double sens : psychologique et concernant l'histoire des idées. Davantage de détails entre autres dans : Bernd A. Laska : « Tertiärverdrängung » (« Éviction tertiaire ») In : Der Einzige. Vierteljahresschrift des Max-Stirner-Archivs Leipzig, n° 4 (16), 3 novembre 2001, pp. 15-17.


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